Présentation de l’ouvrage de Sarah Mohamed-Gaillard, Histoire de l’Océanie, de la fin du XVIIIème siècle à nos jours, Armand Colin, 2015, 235 p.
PLUS que tous autres, les Français doivent rester attachés au terme « Océanie » pour désigner les Etats et territoires insulaires du Pacifique. Cette dénomination géographique s’est imposée aux acteurs et analystes français à partir du travail cartographique d’Adrien Hubert Brué en 1816 et réjouissons-nous qu’elle ne semble pas vouer à totalement disparaître même si le terme synonymique « Pacifique » fait florès aujourd’hui dans la littérature stratégique et journalistique de l’hexagone. La pérennité de son usage ne doit pas être envisagée par snobisme ou comme l’expression d’une nostalgie d’un temps révolu où les concepts élaborés par des auteurs français s’imposaient au monde. Non, il faut y voir une affirmation politique et un élément fondateur d’une approche renouvelée de la place de la France dans cette partie de notre planète. La préservation de l’appellation tient et tiendra d’abord au langage employé par l’Etat. Il est vrai que le vocable « Océanie » fait encore sens pour Paris dans son lexique diplomatique, à défaut d’exister et de s’être imposé dans les institutions internationales appelées à œuvrer dans cette partie du monde. L’administration française l’énonce encore régulièrement urbi et orbi, même si elle recoure aussi par facilité de langage à d’autres substituts toponymiques notamment dans les enceintes européennes. Néanmoins, preuve de cet attachement à la terminologie inventée voici deux siècles, le département du ministère des Affaires étrangères en charge des relations avec les Etats insulaires souverains se dénomme toujours : la « mission d’Océanie ». De la même manière, l’Etat français intitule ses rencontres triennales entre le Président de la République et ses homologues de la région : les « sommets France – Océanie ». Le quatrième du genre qui vient de se tenir autour de F. Hollande et M. Valls au Palais de l’Elysée (25 – 26 novembre 2015) n’a pas échappé à la règle forgée depuis la première édition sous la présidence de Jacques Chirac en 2003 à Papeete alors que tous les Etats qui entretiennent aujourd’hui des sommets des chefs d’Etat et de gouvernement « Océanie + 1 » parlent de rencontres de leur pays avec leurs homologues du Pacifique. L’omniprésence de la langue anglaise dans les relations internationales et avec les pays de la région n’a rien à y voir puisque dans le communiqué final en langue anglaise du sommet de l’Elysée, l’expression « Oceania » s’est imposée sans barguigner, ce qui montre que le concours à la dénomination océanique peut toujours faire sens au-delà même de l’espace francophone. Le contraire serait un comble à l’heure où la COP21 à souligner avec force l’importance à accorder aux océans pour la sauvegarde du monde de demain.
Les Etats souverains océaniens représentent à eux seuls près de 10% des voix aux Nations Unies.
Nous devons donc nous réjouir de la rémanence de l’emploi du terme « Océanie » voire insister pour son emploi par l’appareil de l’Etat, les instances européennes, les commentateurs, les analystes et les non francophones. C’est pourquoi, il est crucial que son usage ne soit pas seulement le fait de quelques historiens comme Mme Mohamed-Gaillard, quelques géographes et des fonctionnaires à la recherche d’un nouveau récit stratégique pour la France. Le monde académique peut y contribuer d’autant plus facilement qu’il continue lui aussi à user de la terminologie océanique chère à Jules Dumont d’Urville comme en témoigne, par exemple, la longévité du Journal de la Société des Océanistes (JSO), qui existe depuis les années 1950.
En usant de la désinence « Océanie », l’Etat et le monde universitaire participent de la valorisation de cet espace et de sa singularisation. C’est une manière de lui accorder de l’importance et même toute l’importance qu’il mérite. N’oublions pas que les Etats souverains océaniens représentent à eux seuls près de 10% des voix aux Nations Unies. Tout autre choix langagier pour dénommer l’espace insulaire du bassin Pacifique entre les tropiques du Cancer et du Capricorne pourrait se révéler soit impropre voire dévalorisant, et donc stratégiquement erroné pour nous. Continuer de parler du « Pacifique Sud » serait un contresens historique et un abus de langage car plusieurs Etats et territoires sont sis en totalité ou pour partie au nord de l’équateur (Etats fédérés de Micronésie, Kiribati, Mariannes du Nord, îles Marshall, Nauru, Palaos). Parler du « Pacifique », c’est prendre le risque de ne porter son attention que sur les excroissances maritimes orientales du bassin (mers d’Okhotsk, du Japon et de Chine méridionale). Ce serait également s’exposer à adopter un regard exagérément sino centré comme nous le faisons trop souvent quand on analyse les évolutions récentes ou prévisibles de l’Asie – Pacifique. Dans ce contexte, continuer de produire des savoirs sur l’Océanie en tant que telle, et dans la langue de Molière, est important pour un pays territorialement possessionné dans le Pacifique comme la France ; même si l’avenir des Etats et territoires océaniens sera profondément influencé par les évolutions des rapports de puissance dans le Pacifique Nord et en Asie du Nord-Est.
Le tréfonds des identités océaniennes
Affirmer l’« Océanité » pour la France, c’est aussi faire preuve ceteris paribus d’intérêts pour les Etats limitrophes de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française, de Wallis-et-Futuna pris dans leur globalité et leur singularité. Pour autant, il ne faudrait pas que l’emploi du terme « Océanie » pour désigner les territoires « Pacifique » de la République laisse croire à l’uniformité de ceux-ci. Chacun doit inscrire sa trajectoire historique dans « son Océanie ». C’est pourquoi, dans l’écriture de toute Histoire de l’Océanie il convient de ne pas mettre de côté la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Wallis-et-Futuna mais en veillant à ne pas oublier que la population de ces territoires ne représente que 5,8% des Océaniens ( [1]). En proposant au monde étudiant une histoire de l’Océanie dans sa globalité depuis la fin du XVIIIème siècle, l’enseignante d’histoire contemporaine à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), Mme Sarah Mohamed-Gaillard n’a fait pas cette erreur. Son manuel s’inscrit dans une longue tradition hexagonale. Sa lecture strictement chronologique du temps l’est également, tout comme le bornage historique qui se limite à lire l’Histoire du monde « océanien » à partir des conquêtes et rivalités économiques, militaires, religieuses et scientifiques occidentales. Les contraintes de la pagination de l’éditeur et le public estudiantin visé peuvent expliquer ces choix mais ils n’en sont pas moins réducteurs. S’ils mettent particulièrement bien en évidence l’agrégation de l’Océanie aux dynamiques mondiales et de manière très pratique (bibliographie sélective, index des lieux et des nom propres), ils reflètent de manière imparfaite les dynamiques intra-régionales et les recherches d’identité qui font émerger aujourd’hui des formes nouvelles d’ethno-régionalismes (cf. l’institutionnalisation du Groupe des dirigeants polynésiens (PLG), du Groupe du fer de lance mélanésien (MSG) ou encore les sommets des présidents micronésiens (MPS)). Cette histoire régionale sous-jacente qui aurait pu être mis en avant ne serait-ce que par quelques cartes, ne doit pas être occultée car elle exprime le tréfonds des identités océaniennes. Elle explique le rapport au monde des insulaires, leur posture dans les débats internationaux et les divergences de vues entre les Etats.
Une géométrie institutionnelle variable parfois très efficace
Loin d’être une aire homogène l’Océanie est profondément diverse. Beaucoup plus qu’on ne le croit généralement et que ne l’imaginent ceux qui en convoitent les voix et les ressources. C’est pourquoi, l’histoire de l’Océanie ne doit pas être écrite seulement à l’aune des enjeux géopolitiques. Certes, aujourd’hui, l’Océanie est convoitée par les puissances riveraines du bassin Pacifique (ex. Chine, Corée, Indonésie, Thaïlande). Elle s’en accommode d’ailleurs fort bien et même avec intelligence, tout comme de l’intérêt croissant des puissances émergentes plus lointaines (ex. Emirats Arabes Unis, Inde, Turquie, Union européenne). Mais concomitamment, l’Océanie se replie sur elle-même ou sur des sous-ensembles trans-continentaux étroits, rassemblant un nombre limité d’acteurs (ex. la Coalition sur le changement climatique des nations constituées d’atolls (CANCC), le groupe des Petits Etats insulaires en développement (SIDS), le rassemblement P-ACP,…), faute de pouvoir peser sur de larges coalitions (ex. groupe ACP, AOSIS, G-77,…). Cette géométrie institutionnelle variable peut s’avérer très efficace mais elle démontre aussi combien les Etats océaniens cherchent à se faire entendre au-delà même des institutions dédiées au Pacifique car le régionalisme océanien est beaucoup moins inclusif qu’il ne veut le laisser paraître. Tout en proclamant la centralité et le rôle pivot du Forum des îles du Pacifique (PIF), les chefs d’Etats océaniens bâtissent de manière continue des dynamiques d’exclusion. Le Forum de développement des îles du Pacifique (PIDF) a été conçu tout récemment pour écarter des discussions régionales l’Australie et la Nouvelle-Zélande et réduire d’autant l’influence de ces deux puissances périphériques. Le refus de voir la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française devenir des membres de plein droit du PIF entre dans la même logique castratrice, de peur de devoir composer avec la France, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Ces jeux de pouvoir auraient mérité à être dépeint eux aussi. En effet, comme dans d’autres régions du monde, il convient de ne pas sous-estimer l’affichage et l’instrumentalisation des particularismes locaux. En leurs noms, de nouveaux espaces transnationaux d’échanges et de coopération voient le jour (ex. les sommets des chefs des exécutifs micronésiens (MCES)). Les identités particulières ravivent aussi les tentations séparatistes et pas seulement chez nous (cf. le référendum d’autodétermination de l’île Bougainville (Papouasie Nouvelle Guinée) d’ici 2020, le projet de référendum indépendantiste de l’Etat de Chuuk (Etats fédérés de Micronésie) en mars 2015, les débats sur la gouvernance de l’île de Norfolk (Australie) dans la perspective des élections de 2016, le débat lancé en septembre dernier par le premier ministre des îles Cook pour une adhésion de son pays à l’ONU,…). De la même manière, les exposés géo-historiques doivent se montrer plus attentifs aux processus économiques. L’Océanie voit se multiplier les accords de coopération économique et commerciale (ex. PACER, PACER+, PICTA, SPARTECA). On peut discuter de l’efficacité des mécanismes envisagés mais ils doivent être connus à l’heure où à la périphérie s’impose la Communauté économique de l’ASEAN (AEC), le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), l’Alliance du Pacifique sans même parler des accords bilatéraux signés par l’Australie et la Nouvelle-Zélande car ils sont autant d’arènes qui ne sont pas sans conséquences pour les « petites » économies océaniennes. Afin de maîtriser ce très foisonnant écheveau contractuel, un index des acronymes anglophones s’imposera mais pour y parvenir l’éditeur Armand Colin devra envisager de donner une suite à ce volume didactique pour une connaissance plus fine de l’Océanie chez les lecteurs et les étudiants de l’hexagone mais également de l’Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC) et de l’Université de la Polynésie française (UPF).
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