Aujourd’hui plus que jamais, la cartographie est à l’œuvre. Le différend actuel entre la Chine et le Japon à propos de la souveraineté sur les îles Senkaku/Diaoyu en mer de Chine orientale, celui entre la Chine et d’autres pays du Sud-Est asiatique à propos …
Les cartographes s’intéressent à ce qui se passe sous la mer
Grâce à la technologie acoustique– sondeurs, radars et sonars–, les cartographes du XXIe siècle peuvent tracer des cartes sous-marines très précises. Et sans mettre la tête sous l’eau.
Aujourd’hui plus que jamais, la cartographie est à l’œuvre. Le différend actuel entre la Chine et le Japon à propos de la souveraineté sur les îles Senkaku/Diaoyu en mer de Chine orientale, celui entre la Chine et d’autres pays du Sud-Est asiatique à propos des îles Paracel et Spratley en mer de Chine méridionale, ou bien encore la fameuse plongée à 4 000 m des Russes en 2007 visant à démontrer que le fond sous-marin du pôle Nord fait partie du plateau continental sibérien, et donc qu’ils ont des droits économiques dans cette partie de l’Arctique… les exemples ne manquent pas pour illustrer combien la cartographie joue, encore et toujours, un rôle important dans la gestion des territoires.
La France n’est d’ailleurs pas en reste et, depuis près de dix ans, elle sollicite océanographes, géologues et cartographes pour dresser la carte «des dessous» de l’Hexagone et des possessions ultramarines, comme la Polynésie française ou la Nouvelle-Calédonie.
Cette démarche, qui s’effectue dans le respect du droit international de la mer (convention de Montego Bay, 1982), vise à constituer des dossiers scientifiques sur lesquels s’appuieront diplomates et ministres lors de négociations internationales pour revendiquer telle ou telle « extension du plateau continental » et donc des droits à exploiter économiquement les sols et sous-sols sous-marins (minéraux, hydrocarbures, bactéries), mais pas les eaux surjacentes. «Aujourd’hui en effet, sans être des terrae incognitae, beaucoup de zones océaniques ne sont pas cartographiées, ou bien cartographiées à grosse échelle avec des satellites d’observation des océans, ou bien encore sont simplement esquissées», observe Benoît Loubrieu, ingénieur océanographe et cartographe basé au centre Ifremer de Brest-Plouzané.
En pratique, ces relevés géographiques, topographiques et bathymétriques nécessitent de longues campagnes, à bord de navires océanographiques, qui, tel un bateau de pêcheur chalutant dans une zone poissonneuse, quadrillent et ratissent les zones situées autour des îles. Ainsi en septembre le navire océanographique de l’Ifremer, L ‘Atalante, est-il rentré d’une mission de dix jours appelée Polyplac qui visait à acquérir de nouvelles données géophysiques autour des îles Marquises. «Cette campagne s’inscrit dans le cadre du programme Extraplac (Extension raisonnée du plateau continental) mené par l’Ifremer depuis dix ans et constitue la quatrième mission dans le Pacifique, après les explorations réalisées autour de la Nouvelle-Calédonie et Wallis et Futuna», explique Benoît Loubrieu.
Depuis une trentaine d’années, la réalisation de ces relevés a bénéficié d’une véritable révolution technologique, avec la mise au point de sondeurs acoustiques, radars et sonars, de plus en plus petits, fiables, précis tout en étant capables de balayer une zone élargie.
Du fil à plomb, on est passé à des sonars qui ne pouvaient enregistrer la forme des fonds qu’à la verticale de la coque du bateau, puis à des sonars multifréquence balayant de part et d’autre du navire, au point de pouvoir scruter des bandes d’espace d’une dizaine de kilomètres de large à la vitesse d’un cycliste, 15 km/h. «En Polynésie, région riche en grands fonds, L’Atalante couvrait 150 à 200 km 2 /h, soit environ 5 000 km 2 /j, ce qui équivaut à peu près à un dixième de la surface terrestre de l’Hexagone», se souvient Benoît Loubrieu.
Il y a quelques années encore, ces mesures se faisaient au moyen du sous-marin Le Nautile, l’un des trois sous-marins au monde de grande profondeur. Mais aujourd’hui, on sait faire plus vite, plus facilement et à un coût moindre. On utilise des engins submersibles filoguidés appelés ROV comme le Victor-6000 capable, comme son nom l’indique, de plonger jusqu’à 6 000 m de profondeur. «Avec ces robots, nous pouvons accéder à encore plus de détails, remarque Benoît Loubrieu. Nous avons une définition de l’ordre du mètre, voire de quelques dizaines de centimètres, alors que, depuis le bateau, nos performances étaient limitées à quelques mètres, à 100 m de profondeur.»
La mesure devant être stable, L’Atalante dispose d’un système de petites hélices et de petits ailerons latéraux pour pouvoir se stabiliser en mer et s’affranchir ainsi du roulis et du tangage. Durant toutes ces campagnes, les marins de l’Ifremer n’ont trouvé ni épaves ni trésors ; en revanche, dans le Pacifique où de nombreuses îles sont de nature volcanique, ils ont pu constater l’existence de volcans sous-marins bien plus hauts qu’on le pensait.
Une fois les mesures faites, elles commencent déjà à être traitées par l’informatique embarquée à bord du navire océanographique. Elles sont ensuite transmises au secrétariat général de la mer qui se charge de les inclure au dossier qu’il constitue pour chaque région susceptible de faire l’objet de revendications auprès de la Commission des limites du plateau continental, dépendant de la Convention des Nations unies pour le droit de la mer, et basée à New York.
L’idée est de demander une extension du domaine maritime au-delà de la zone économique exclusive (ZEE, 200 milles depuis la côte, soit 370 km) en apportant la preuve géologique que le plateau continental se prolonge naturellement au-delà de la ZEE. Toutefois, la Convention stipule que l’extension du plateau continental est juridiquement limitée à 350 milles des côtes. Les données géographiques et géologiques rapportées par les cartographes de L’Atalante seront alors examinées par un collège de scientifiques internationaux.
Ce collège peut ne pas être d’accord avec les données du pays demandeur et, en général, il demandera alors de fournir un complément de mesures. Ce qui est déjà arrivé à la France. In fine, la Commission fait des «recommandations», et c’est le pays demandeur qui déclare étendre son plateau continental en indiquant les limites. Si deux ou plusieurs pays font la même revendication, ils devront négocier entre eux. C’est ce qui devra se faire entre la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande à propos de la Nouvelle-Calédonie.
À terme, cette opération devrait concerner 1 million de km2 qui, venant s’ajouter aux 11 millions de km2 de ZEE actuelle, confirmerait la place de la France comme nation maritime majeure, derrière les États-Unis.
Mobilisés depuis 2002, les cartographes ont été amenés à tracer des cartes d’une nouvelle manière et pour une finalité inédite. Plus que jamais, la carte est un instrument du pouvoir et le géographe l’allié du diplomate.
————————————
UN PEU D’HISTOIRE
La première carte géographique serait, selon Jiri Svoboda, professeur à l’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences de la République tchèque à Brno, un dessin gravé sur une défense en ivoire de mammouth représentant les méandres du fleuve Danube ainsi que l’emplacement d’un village. Elle daterait du paléolithique, soit environ 20 000 avant J.-C.
POUR EN SAVOIR PLUS
La Bataille des cartes, par Michel Foucher, François Bourin éditeur, 2011 (rééd.), 192 p., 39 €.
L’âge d’or des cartes marines, sous la dir. de Catherine Hofmann, Hélène Richard, Emmanuelle Vagnon, Seuil/BNF, 2012, 256 p., 39 €.
Artistes de la carte, sous la dir. de Catherine Hofmann, Autrement, 2012, 223 p., 35 €.
Cosmographie universelle, par Guillaume Le Testu, présenté par Frank Lestringant, Arthaud, 2012, 260 p., 70 €.
Les Cartes, enjeux politiques, par Eudes Girard, Ellipses, 2012, 176 p., 21 €.
Cartes, différends frontaliers et droit international, par Jean-Yves Sarazin, in revue Carto n° 13, septembre-octobre 2012, 10,95 €.
DENIS SERGENT